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La Russie au coeur

À trois reprises, les Voisins
sont allés chanter à Rybinsk,
ville isolée de la Russie
post-soviétique. Ils y ont
fait des rencontres
d’une intensité bouleversante.

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S’ il n’en restait qu’un, ce serait celui-là. Parmi tous les souvenirs évoqués par les plus anciens des Voisins, c’est immanquablement le voyage en Russie qui suscite le plus de superlatifs enthousiastes. Le ou les voyages, d’ailleurs, puisque le premier séjour, en 1997, ayant eu un goût de revenez-y, certains choristes sont repartis en 1998 puis en 2001. C’est grâce à un Voisin de la première heure, Patrick Zeff, que le projet a vu le jour : «Je suis d’origine russe et j’avais envie de mettre un peu les mains dans le moteur. J’ai adhéré à une association qui s’occupait de la ville de Rybinsk, située à 300 km au Nord de Moscou. Par la suite, lorsque j’ai rejoint les Voisins du dessus, j’ai pensé qu’on pouvait faire quelque chose pour l’association. La première année, l’idée était de récolter de l’argent pour refaire le toit de l’hôpital.» Pour ce faire, les Voisins organisent un premier séjour au cours duquel sont prévus plusieurs concerts avec une des chorales de la ville, du nom de Sakaliata.
Comme l’ensemble des choristes qui ont eu la chance d’y participer, Agnès Brabo garde le souvenir d’une «aventure merveilleuse, formidable, extraordinaire. J’ai vraiment eu le sentiment que l’amitié francorusse n’avait jamais été interrompue. On était les premiers Français à arriver dans cette ville qui avait été complètement fermée pendant des années, ignorée même de la Russie.» Haut lieu de l’industrie aéronautique soviétique, la ville a longtemps souffert du culte du secret qui entourait les activités liées à la guerre froide, et a été tenue plus ou moins à l’écart. L’arrivée d’étrangers fait forte impression.

Les tâches de rousseurs des unes, le teint hâlé des autres, leurs tenues, leurs parfums suscitent une curiosité amusée. Pour les Voisins, dès le premier jour, c’est un choc émotionnel sans précédent comme en témoigne Patrick Delage. Choc des cultures aussi du point de vue musical car dès leur plus tendre enfance, les Russes apprennent à chanter en choeur. Irréprochable techniquement, d’une rigueur martiale dans la tenue, leur prestation est à l’opposé de celle des Voisins. «C’est un peu comme quelqu’un qui serait inscrit à un cours de danse de rue dans son association de quartier et qui arriverait à l’Opéra», résume Marie-Florence Gros. Les premières confrontations laissent les uns et les autres interdits : «On a rencontré Sakaliata à l’occasion de la première répétition, dans un petit théâtre d’école, raconte Valérie Perrin. On passe en premier, tout le monde nous applaudit. Soulagés, on se dit : “C’est bon, on est à la hauteur”. Mais quand ils sont montés sur scène, on a vite déchanté, on ne leur arrivait pas à la cheville du point de vue purement musical. Quand on a fait des concerts ensemble par la suite, j’avais des jeunes de 16 ans derrière moi, quand ils chantaient ça faisait voler mes cheveux vers l’avant !»
Finalement, comme s’en souvient Khalid K, malgré ou plutôt à cause de leurs notes parfois approximatives, leurs dégaines bariolées, leurs jeux de scène improvisés et leurs enchaînements à la six-quatre-deux, les Voisins emportent l’adhésion d’un public ravi de respirer enfin un peu d’air frais. Agnès Brabo : «Les Russes chantent comme des anges leurs belles chansons traditionnelles avec ces harmonies magnifiques.

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En réalité les membres de Sakaliata avaient un niveau professionnel, ils travaillaient depuis longtemps avec un maître de musique émérite. Quand on les a entendus pour la première fois, je me serais volontiers cachée sous la table, je me suis demandé ce qu’on allait bien pouvoir faire ensemble. Mais, justement, cette spontanéité des Voisins, le costume de toutes les couleurs, cette fantaisie, cette liberté de mouvement, cette liberté dans la musique même, tout ça leur a beaucoup plu parce qu’ils n’avaient vu que des gens parfaits sur scène, jamais des spectacles d’une telle gaieté.» Succès renouvelé l’année suivante lors du Festival des chorales de la Volga, organisé à Rybinsk. «Au cours d’un concert, plusieurs choeurs de différents pays ex-soviétiques se succédaient, relate Frédérique Delage. Chacun chante sa partie, le public est de marbre, on a l’impression que la salle est glaciale. On entre en scène avec les Voisins, dès les premiers couplets, les spectateurs se mettent à bouger. Quand on commence à chanter L’Amusette, on voit Sergueï, le chef de choeur d’habitude très raide de Sakaliata, qui nous rejoint et se met à danser avec une Voisine. Du coup, le public s’est autorisé à se laisser aller et on a mis le feu à la salle!» À la fin des concerts, une foule déchaînée se rue sur les choristes pour leur demander de signer des autographes sur des T-shirts ou à même la peau! Au cours du troisième voyage en 2001, le festival de chorales se conclut par un défilé dans le stade, style cérémonie de clôture des Jeux olympiques. Les Voisins, emboîtant le pas de Jean-Marie Leau, porte-drapeau de la «délégation française», sont acclamés par la foule en liesse. Où qu’ils aillent, ils déchaînent un enthousiasme délirant. Une générosité sans limites aussi: les Russes leur donnent sans compter leurs pauvres trésors, cuillères de bois décorées ou bocaux remplis de baies sauvages…

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Pourtant, la ville vit dans le plus complet dénuement. «Les immeubles n’étaient pas terminés, on avait l’impression d’arriver à Beyrouth, s’étonne encore Khalid K. Ce qui m’avait marqué, c’est que beaucoup de gens se baladaient avec des sacs en plastique vides, on avait demandé pourquoi à l’interprète. C’était au cas où quelque chose arriverait, une livraison quelconque.» «C’était désespérant, confirme Raymonde Jassaud. Les restaurants n’avaient rien à manger, un jour on était une vingtaine dans un café, il n’y avait du thé que

pour huit personnes. Les rues étaient bordées de grandes barres de HLM, pas un trottoir, pas un papier par terre puisqu’ils n’avaient rien à jeter. Ils étaient tout fiers parce qu’ils venaient d’installer des toilettes publiques. À l’entrée, une grand-mère proposait une feuille de papier translucide pour quelques kopecks, elle n’en croyait pas ses yeux qu’on en achète cinq.»
Misère matérielle et humaine dont les manifestations sont encore plus insoutenables à l’hôpital ou à l’orphelinat. Celui-ci accueille de véritables orphelins mais fait aussi office de foyer pour des enfants dont les parents, qu’ils soient trop démunis ou incapables de s’en occuper, ne peuvent pas assumer leur rôle. Le jour de leurs 18 ans, les jeunes sont mis à la porte quoi qu’il arrive. Les garçons partent à l’armée, les filles sont livrées à elles-mêmes avec pour tout bagage une vague formation en couture. «Le regard de ces enfants était déchirant, se souvient Marie-Florence Gros. Ils étaient contents qu’on vienne, mais on avait le sentiment qu’ils pensaient qu’on allait les emmener. Quant à l’hôpital, ses chambres alignaient huit couchettes en bois garnies de paillasses, et neuf patients s’entassaient dessus. Idem pour la salle de réanimation, avec pour seule différence la présence d’une infirmière qui regardait les malades, impuissante. Ils n’avaient aucun matériel, les pansements tenaient avec du chatterton, le directeur nous avait dit : “J’ai été élevé sous le régime soviétique, mais j’ai dû apprendre à croire en Dieu parce que depuis des années on ne sait

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pas quand on va être payé ni quel matériel on va recevoir.” Dans la cour errait un petit garçon qui s’appelait Nikita, quelqu’un l’avait amené, mais personne n’était venu le rechercher.»
«On s’est pris une grosse claque, admet Sylvie Lahuppe. Heureusement, nos chansons amusantes et entraînantes ont apporté un peu de gaieté à tout le monde et nous avons aussi pu aider matériellement.» Comme prévu, le toit de l’hôpital, dont les interstices laissent tomber des gouttes de pluie sur le lit des malades, peut être rénové. À l’orphelinat, certains Voisins nouent des liens privilégiés avec des enfants. «Dima, le filleul d’une Voisine avait besoin d’être opéré des yeux, il souffrait d’un strabisme important qu’on pouvait soigner à condition de s’y prendre rapidement, explique Patrick Zeff. Une collecte a été organisée parmi les Voisins,

ce sont eux qui ont payé l’intervention.» Au-delà de la satisfaction d’avoir pu donner un coup de pouce, c’est tout simplement la rencontre avec des semblables si différents qui a marqué les esprits. «On communique juste avec les yeux, les gestes, ça met dans une ambiance très étrange, décrit Stéphanie Prot. Mais on capte d’autres choses, la relation est très différente. Quand on a partagé des dîners ou des soirées avec les membres de Sakaliata, j’ai eu des crises de fous rires comme rarement…» Marie-Florence Gros porte, quant à elle, un regard ambivalent sur ce voyage : «L’état de l’hôpital, la situation des enfants, c’était difficilement soutenable, ce n’est pas un souvenir lumineux ; mais, le voyage en Russie, c’est aussi la rencontre avec les Sakaliata. Ces grandes tablées où chacun y allait de son discours et à chaque fois il fallait boire un verre de vodka. Tout le monde pleurait, tout le monde chantait c’était vraiment l’âme russe qui ressortait, émotive, chaleureuse, hyper-sentimentale !» Valérie Perrin : «C’est la Russie éternelle, le côté slave, tu bois, tu chantes, tu pleures, c’est à la vie à la mort ! Bien qu’on ne parle pas la même langue, il n’y avait aucun problème de communication. On a ri comme jamais, on s’est pleurés dans les bras je ne sais combien de fois. C’était beau, c’était juste beau, c’était pur, c’était magnifique !»
À tel point que «les Sakaliata» viennent à leur tour rendre visite aux Parisiens quelques mois plus tard. Visites touristiques, concerts communs à la Gaîté et au conservatoire russe de Paris permettent de récolter des fonds supplémentaires pour poursuivre la rénovation de l’hôpital. On parle alors de jumelage entre les deux chorales, on rêve de ne jamais se perdre de vue. Mais la vie suit son cours et, aujourd’hui, seuls quelques choristes ont gardé le contact. Reste que, entre les Voisins qui ont fait le voyage de Rybinsk, un lien particulier s’est noué, comme le constate Stéphanie Prot : «Ça a soudé les gens de façon inconsciente parce qu’on a partagé des moments extraordinaires dans une espèce d’espace-temps complètement à part.»

UNE SOIRÉE INOUBLIABLE

Stéphanie Prot : «Un soir, on a décidé de dîner au restaurant tous ensemble. Il n’y avait pas d’autres clients dans la salle. Les bouteilles de vodka sont vite arrivées, pour les entrées ça s’est passé à peu près normalement, mais ensuite on a attendu, attendu… Deux heures peut-être. Pas un serveur pour nous renseigner, on appelait, personne ne venait, rien. Vodka aidant, on part en vrille et on décide d’aller tous les uns derrière les autres, comme un petit train, voir ce qui se passe en cuisine. On entre en rigolant, en appelant, peut être bien qu’on chantait. Mais là, pas un chat. Ils étaient partis chercher de quoi nous donner à manger car ils n’avaient aucun stock ! Ensuite on en a vraiment ri et eux aussi avec nous. Finalement, c’était très bon, et super sympa. Une soirée inoubliable !»

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