image non disponible

La vie t’invite
à chanter

Trois ans après sa création, la chorale se découvre une nouvelle raison d’être : associer le public à ses spectacles. C’est le Bal moderne de Chaillot qui joue le rôle de révélateur. Désormais, ce désir de partage sera au coeur de l’identité voisinesque.

image non disponible

Michel Reilhac est un novateur. Vingt ans avant la mode du participatif, alors qu’il vient de quitter son poste d’administrateur général de Chaillot, il propose au directeur du théâtre, Jérôme Savary, une expérience inédite. «J’ai toujours été passionné par les événements artistiques dans lesquels les frontières sont troublées et où le spectateur devient partie prenante du spectacle. J’avais aussi le désir de promouvoir la danse, de faire toucher du doigt aux spectateurs potentiels ce qu’était le travail de chorégraphie, la mémoire du mouvement, l’interprétation. J’ai donc imaginé de mettre sur pied un bal où des chorégraphes proposeraient des créations et apprendraient au public à danser dessus. À l’époque, la notion de bal n’existait plus du tout, les seuls encore actifs étaient ceux des guinguettes des bords de Marne, vraiment ringards. Et tout le monde m’a ri au nez en disant: “C’est quoi ce truc, la danse c’est pour les danseurs, pas pour le public !”, avec un très grand mépris pour le concept.» Tout le monde, sauf Jérôme Savary, pas du genre à reculer devant une idée originale, d’autant que Michel Reilhac propose de profiter de la fermeture estivale du théâtre pour la tester. C’est en juillet 1993 qu’a lieu la première édition du Bal moderne. Dès le départ, son succès est fulgurant. Jean-Marie Leau en entend parler et propose à Michel Reilhac de faire participer les Voisins à l’aventure, en apprenant une chanson au public. «Je suis donc allé assister à une répétition de la chorale et, tout de suite, j’ai flashé, se souvient Michel Reilhac. J’ai

de l'hostilité au succès

Michel Reilhac : «Lorsque j’ai proposé le Bal moderne, une femme haut placée dans le milieu de la danse m’avait quasiment insulté en disant que je dégradais l’image de la danse contemporaine, que je dévalorisais le travail des artistes en donnant l’illusion au public que tout le monde pouvait devenir danseur alors que c’est un métier sacré qui demande une abnégation de chaque instant. Mais elle n’avait rien compris, je voulais juste proposer aux spectateurs une expérience permettant de mieux comprendre ce qu’est cet art, en aucun cas il ne s’agissait de leur faire croire qu’ils pouvaient être danseurs professionnels. Au début, c’est vraiment la frilosité et l’hostilité qui ont dominé dans le milieu de la danse. Mais dès la fin de la première saison, des dizaines de chorégraphes me demandaient de participer au Bal moderne.»
«Très rapidement, le public a afflué. C’était pour lui une occasion de vivre quelque chose de très simple, sans aucune prétention, un moment à la fois artistique et extrêmement ludique, très chaleureux. Les gens se parlaient facilement, c’était une autre ambiance que celle d’un spectacle mais aussi que celle d’une boîte de nuit. Ils s’invitaient les uns les autres mais sans esprit de drague, c’était vraiment un endroit où il était facile de se rencontrer dans une ambiance très bon enfant. Pendant les années qui ont suivi, j’étais tout le temps interpellé dans la rue, les gens étaient reconnaissants. Ça arrive encore maintenant. Récemment, une hôtesse de l’air m’a abordé dans un avion : “C’était un moment tellement extraordinaire ! C’est là que j’ai rencontré mon mari, en dansant et en chantant !”»

image non disponible
L'amusette, musique emblématique

Dès que germe l’idée d’écrire une chanson destinée au Bal moderne, Jean-Marie Leau compose une partition inspirée de “Douce joie”, de Gus Viseur. Marie-Florence Gros s’attelle à l’écriture du texte. De leur collaboration naît “L’amusette”, ensuite rebaptisée “Bal Moderne” , l’un des morceaux les plus réussis du répertoire des Voisins. Celui qu’aucun choriste ne se lasse de chanter, celui qui fait se trémousser sur son fauteuil le spectateur le plus compassé. Un miracle de chanson dont l’effet euphorisant se renouvelle à chaque concert . Déjà, à Chaillot : «Moi qui faisais mes débuts de parolière, ça me réjouissait de voir que cette chanson rendait les gens heureux, se souvient Marie-Florence Gros. C’était d’autant plus émouvant qu’ils prenaient le temps de me remercier. Des dames qui avaient l’âge d’être ma maman me disaient : “C’est la première fois de ma vie que j’ose chanter en public, c’est formidable !”»

apprécié cet état d’esprit de générosité, dans lequel tout le monde était tiré vers le haut par Jean-Marie et ceux qui savaient un peu mieux chanter que les autres. Tous les choristes avaient ce désir de bien faire, d’aboutir à quelque chose qui ait de la gueule mais en y prenant un très grand plaisir. Il y avait un équilibre entre plaisir d’une pratique d’amateurs et exigence artistique, ambition de devenir meilleurs. C’était complètement dans l’esprit du Bal moderne, cette idée de revendiquer la légitimité d’une expression artistique de la part de non-professionnels.» Marché conclu, à l’automne 1996, les Voisins du dessus proposent aux participants du Bal d’apprendre des chansons. Certains abandonnent le grand foyer, où chaloupent les danseurs, pour gagner une salle attenante où quelques choristes aguerris leur enseignent des morceaux du répertoire . Un souvenir inoubliable pour les Voisins qui y ont participé, à l’image de Patrick Delage : «On arrivait par une porte dérobée, on descendait le grand escalier le dimanche en fin d’après-midi pour accéder à cet immense foyer ouvert sur des baies vitrées qui faisaient face à la Tour Eiffel. On apprenait à 60 personnes une chanson à trois voix puis on allait la chanter devant les 700 danseurs. C’était un moment totalement festif, décalé, un peu hors du temps. Je ne l’aurais raté pour rien au monde.» Après quelques semaines de participation des Voisins au Bal moderne, l’idée s’impose : il faut créer une chanson spécialement adaptée à l’événement, qui réunira chanteurs et danseurs. «C’est Marion Lévy qui avait imaginé la chorégraphie adaptée à cette chanson qu’on appelait à l’époque L’Amusette, raconte Michel Reilhac. Si c’était à refaire, je laisserais davantage de place à cette formule: voir les gens danser sur une mélodie chantée par d’autres, c’était vraiment extraordinaire. L’Amusette est d’ailleurs devenue la musique emblématique du Bal moderne.» Les spectateurs, danseurs et choristes d’un soir sont conquis, à tel point que les candidatures pour intégrer la joyeuse bande

image non disponible
des émules dans le monde

Le Bal moderne a été mis sur pied en 1993 avec les chorégraphes Ann Carlson, Philippe Decouflé, Daniel Larrieu, José Montalvo et Doug Elkins, puis l’expérience s’est renouvelée plusieurs années de suite, toujours au théâtre de Chaillot. Le bal se tenait trois soirs par semaine et le dimanche après-midi pendant un mois et demi. Il se composait de quatre modules d’une heure pendant lesquels le public apprenait une chorégraphie puis la dansait, avant de passer à une autre… ou pas, puisque certains se contentaient d’une ou deux danses pour rester simples spectateurs le reste du temps. La formule a ensuite été reproduite en province et même à l’étranger et reste toujours vivace.

image non disponible

des Voisins du dessus affluent. Même venant de ceux qui n’auraient jamais pensé faire un jour partie d’une chorale, à l’image d’Élie Abécéra : «Mon ami Patrick Zeff, choriste, insistait pour que je rejoigne les Voisins. Moi, je n’étais pas chaud: j’écoute plutôt du rock indé ou de la funk, des musiques bien éloignées du répertoire choral. Ce qui m’a décidé c’est quand j’ai assisté au Bal moderne. C’était un choc de voir, dans ce foyer de Chaillot qui est gigantesque, sept cents personnes en train de danser ensemble une chorégraphie sur une chanson interprétée à trois voix par soixante autres. Balayée, l’image que j’avais des chorales, un peu “Clarks-feu de bois-scouts toujours”: le Bal moderne, c’était superbranché, c’était “so nice” d’y participer! À l’époque, les initiatives culturelles visant à rapprocher les gens se multipliaient.» Les Voisins ne pouvaient pas y échapper. «Le Bal moderne, c’est vraiment ce qui a donné un sens à notre démarche, estime Séverine Vincent : faire chanter le public, réunir les gens autour de la chanson, ça collait parfaitement avec notre état d’esprit.»

L’idée de Michel Reilhac a si bien fait écho au désir de la chorale qu’elle se l’est appropriée. Aujourd’hui, cela semble une évidence : pas de concert des Voisins sans passage de témoin en direction des spectateurs.