image non disponible

Tous ces défauts
qui sont autant
de chances

Ils se veulent les meilleurs chanteurs
de salle de bain du monde. Et s’ils
revendiquent leur statut d’amateurs,
c’est dans le sens étymologique
du terme : ceux qui aiment.
Même trop, même mal.

Dilettanti. C’est le nom qu’en italien on donne aux amateurs. Mais du «dilettante», le Petit Robert dit qu’il s’occupe d’une chose sans s’y engager, sans y croire. Depuis vingt ans, les Voisins du dessus tentent de réussir cet exercice d’équilibriste: rester des amateurs sans tomber dans le dilettantisme. Amateurs, ils le sont presque tous, et quasiment depuis le début de l’aventure, lorsque Jean-Marie Leau, au bout de quelques mois, a décidé d’ouvrir les portes en grand: «J’ai pris le parti d’accueillir tous ceux qui souhaitaient nous rejoindre. Les artistes, qui formaient l’essentiel du groupe au départ, étaient réticents et nombre d’entre eux sont partis. “Chacun à sa place, les moutons seront bien gardés”, c’est ce que ça signifiait, et ça ne ressemblait pas du tout à ce dont j’avais envie.» Depuis, même si l’idée de sélection resurgit périodiquement, les compétences musicales ne font plus partie des qualités requises pour devenir Voisin. Et si beaucoup de choristes ont «fait cinq ou six ans de piano, comme tout le monde» (dixit une ancienne), d’autres ont dû se faire expliquer la phrase d’une chanson du répertoire : «Je confonds si bémol et la dièse.» Peu importe, savoir lire une partition n’est d’aucun secours quand on apprend les chansons à l’oreille. Et si on n’a pas d’oreille? C’est plus difficile mais pas rédhibitoire. «Jean-Marie part du postulat que tout le monde sait chanter, il arrive à corriger les gens qui ont un problème», souligne Gérard Abadjian. Jusqu’à un certain point tout de même. Mais quelques-uns font des progrès notables, infirmant l’idée reçue selon laquelle chanter juste serait du domaine de l’inné.
«Chanter faux n’est pas une fatalité, à part chez

quelques personnes atteintes de problèmes physiologiques très rares, assure son ami, le coach vocal Richard Cross. L’idéal est d’avoir un minimum d’environnement musical et de sécurisation dans l’enfance. C’est à ce moment que se construit la justesse ou, au contraire, que se cristallisent les blocages, lorsqu’un groupe est en train de chanter et qu’on pointe un enfant du doigt parce qu’on a entendu une fausse note. Mais on peut à tout âge apprendre à chanter juste.» À condition d’être accompagné avec bienveillance. Agnès Brabo a fait partie de ces bonnes fées qui ont un temps guidé les plus balbutiants des Voisins : «Il y a des gens absolument sans expérience qui n’osent pas ouvrir la bouche, qui disent que tout ce qui va sortir de cette bouche est faux, laid, inharmonieux. Je trouve formidable cette idée de leur montrer que ce n’est pas vrai. Ce n’est pas la majorité du tout qui chante un peu à côté des notes. Mais au départ, certains sont tétanisés, n’arrivant pas à franchir cette barrière terrible qui empêche de faire entendre quelque chose qui vient de soi. J’aime cette idée de montrer à des gens qui disent “je ne peux pas” qu’ils sont capables d’y arriver.» Encore faut-il qu’ils y mettent du leur. Quand on veut proposer des spectacles

image non disponible
image non disponible

dignes de ce nom sans pouvoir compter sur les compétences techniques des choristes, tout repose sur leur bonne volonté et leur générosité. «Faire de la scène, ça relève du don, on donne quelque chose aux gens, on a envie de leur faire plaisir et ça nécessite de faire des efforts pour que ça soit réussi, rappelle Florent Chevolleau. Parfois, certains ne sont pas prêts à les fournir, ces efforts. Il faut connaître ses textes, se déplacer correctement, être assidu aux répétitions pour savoir parfaitement ce qui a été décidé. Ne pas se soumettre à ces exigences est un manque de respect vis-à-vis du groupe et du public, qui paye pour nous voir et à qui on doit un spectacle de qualité. Mais quand on se permet de le rappeler, on passe pour le vieux con qui est là depuis dix ans et qui joue le rôle de donneur de leçons, ça crée des crispations.» Elles ne datent pas d’hier: «Il y avait souvent des moments de flottement dans le groupe avec, d’un côté, ceux qui avaient envie d’arriver à un résultat presque professionnel, de l’autre, ceux qui étaient clairement là pour se détendre. C’était à deux vitesses entre ceux qui se raidissaient très vite quand c’était la cour de récré et ceux qui reprochaient aux premiers de ne pas être assez cool», se souvient Séverine Vincent. Mais quoi, ces anicroches récurrentes sont à l’image d’un groupe qui vit, qui bouge, qui crée, où le corseté, l’aseptisé, le formaté n’ont pas leur place, où chaque personnalité a le loisir de s’exprimer. Prenez Raymonde, une des historiques, qui a l’honneur d’interpréter un solo de trois mots («Non, des Voisins !») dans une

en rose et noir

Vert pomme, rouge vif, jaune canari ou bleu turquoise, les tenues de scène des Voisins ont longtemps fait dans le bariolé tendance XXe siècle finissant. Ce n’est qu’à l’occasion de concerts dans des lieux aussi intimidants que l’Olympia ou la salle Gaveau qu’ils abandonnaient leurs traditionnelles chemises multicolores pour des tenues d’un plus classique noir et blanc. Parfois, au contraire, la fantaisie reprenait le dessus: apparitions de certains en caleçon, peignoirs pour tous à l’occasion des 10 ans au Casino de Paris, T-shirts à message («libre de suite», «beau volume, à saisir», «charme de l’ancien», «refait à neuf», etc.), déguisements divers (jeunes de banlieue, mamies-gâteaux, baigneurs années 1930, «Jean- Baptiste, des Choristes») pour les besoins de telle ou telle chanson… Le dress-code actuel reflète bien l’état d’esprit de la chorale – faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux. La tenue est noire agrémentée d’un accessoire rose. Mais attention, celui-ci doit obligatoirement être décalé: aux classiques broches ou cravates, on préfèrera le gant de vaisselle en guise de pochette, les lunettes de piscine, la seringue XXL passée à la ceinture ou le couvert à salade porté en pendentif.

image non disponible
une bouffée d'air frais

Disparue prématurément, Pascale Ruben, qui fut coach de comédiens pendant de nombreuses années, avait mis son talent au service des Voisins. Outre la mise en scène de deux spectacles, à la Gaîté Montparnasse et à l’Européen, elle avait organisé un week-end de coaching pour les volontaires. Elle a contribué à leur donner davantage d’assurance, de présence sur scène, à faire que le spectacle, sans perdre de sa liberté de ton, soit un peu plus pensé. «C’était la première fois qu’il y avait un regard extérieur et une mise en scène, des déplacements organisés, explique Florent Chevolleau. Avant, certains chantaient un peu comme des piquets, elle a proposé de bouger, d’imaginer des chorégraphies, ce qui a pas mal perturbé certaines personnes. Mais il semble que le son en ait été amélioré et ça a donné un attrait supplémentaire. Et puis on pouvait s’exprimer, ce qui correspond bien à cette fluidité, cette liberté qui nous caractérise. Elle nous avait bousculés, c’était une fille très joyeuse, pleine d’idées, qui a un peu remué les vieux de la vieille, elle a provoqué un déclic.» Déclic ou des claques? «C’était quelqu’un de très entier, très rentre-dedans, ce qui a a heurté certains Voisins qui n’étaient pas forcément prêts à faire autre chose que chanter, souligne Sylvie Lahuppe. C’était un peu le choc des cultures, et puis c’était une fille pleine de pêche qui a dérangé un peu la routine.» Pour le plus grand plaisir de certains. «Je me souviens qu’il fallait chanter une chanson qu’on appréciait, évoque Raymonde Jassaud. J’ai chanté “J’ai la mémoire qui flanche” à ma façon. Son regard permettait d’oser s’exprimer: elle avait suffisamment d’intuition psychologique de la personnalité des gens pour que se dégage quelque chose. Elle m’a fait réaliser un potentiel que je n’exploitais pas.» Jacqueline Bertin, tout aussi enthousiaste: «Cette chanson, il fallait la chanter en se présentant au public, en respirant, en prenant possession de la scène. C’était formidable, un très grand moment. Par la suite, on se sentait plus à l’aise sur scène. Elle avait une qualité pédagogique remarquable. Certains étaient bloqués, elle a persisté à vouloir leur faire sortir quelque chose et y est parvenue. Elle était pleine de talent.»

des chansons fétiches du groupe (On est Voisins) : «Avant moi, c’était la doyenne qui le disait d’un ton très “gentille petite vieille”, moi je le dis complètement différemment, à ma sauce un peu rebelle. J’ai un côté anarchiste. C’est pour ça que je me plais dans cette chorale. D’ailleurs, je trouve que le terme de “chorale” n’est pas adapté aux Voisins, je dis qu’on est un groupe de chanteurs. Pour moi, la chorale c’est chemisier blanc, jupe noire, partitions, on chante droit comme des I et on n’est qu’une voix. Je trouve ça très restrictif, de n’être qu’une voix. Il y a beaucoup de chorales de grande qualité où tout est réglé au quart de poil, bien chanté, formidable. Jamais je ne quitterai les Voisins pour aller là. C’est remarquable, mais ça ne vit pas. Jean-Marie a ce don de percevoir la personnalité des gens et de les laisser s’épanouir dans le spectacle.» Et comme les personnalités sont aussi disparates que possible – des jeunes, des vieux, des insouciants et des rigoureux, des meneurs et des suiveurs, des grandes gueules et des discrets – le tableau qui se forme sous les yeux du public est aussi bigarré que réjouissant. Mouvant aussi, pour obéir à la consigne naguère donnée

image non disponible
Demi ouverture

«La sélection, chez les Voisins, c’est un serpent de mer», rappelle Florent Chevolleau. «Ne poser aucune exigence au moment du recrutement, ni par la suite, pour l’assiduité ou l’apprentissage des textes et vouloir faire des concerts sur de vraies scènes, ce n’est pas incompatible, mais c’est très compliqué, estime Jérôme Levatois. En même temps, c’est compliqué aussi de sélectionner. Je l’ai vécu quand on a dû choisir une quinzaine de personnes pour réaliser l’album pour enfants “À tout bout de chants”, c’est un exercice très délicat.» Exercice délicat mais souvent tenté, quoiqu’on s’en défende. Tous les Voisins ne sont pas logés sur le même palier. D’abord parce que les choristes sont répartis en plusieurs groupes, répétant différents jours de la semaine: les plus aguerris dans l’un, les nouvelles recrues dans l’autre. La chorale des anciens et des modernes, en quelque sorte. Ce n’est pas qu’un mauvais jeu de mot, car si les uns et les autres cohabitent aujourd’hui en bonne intelligence, ils se sont longtemps regardés en chien de faïence. Longtemps, seuls les anciens, plus connus sous le nom de «ceux du lundi», ont eu le droit de se produire en spectacle. Ce privilège a fait des envieux; l’arrogance de certains n’a rien arrangé. «Il n’y avait strictement aucun contact entre les deux groupes, c’était le chemin de croix pour monter sur une scène. Il fallait attendre plusieurs années pour y accéder, et encore comme “l’équipe de nuit”», se souvient Jacqueline Bertin. La répétition du lundi a longtemps été supposée réunir l’élite de la chorale. Aujourd’hui, ce postulat ne résiste pas une seconde à l’écoute attentive des prestations des uns et des autres. Car, depuis quelques années, le passage d’un groupe à l’autre obéit à une jurisprudence aussi fluctuante qu’obscure dont beaucoup ont renoncé à cerner la logique. D’autres tentatives de distinguer les choristes selon leurs mérites respectifs ont fait long feu, tel ce classement, une année, en trois groupes: «matin», «midi» et «soir», assez mal perçu pour avoir précipité le départ de plusieurs personnes. Idem pour le G15, formé à l’occasion du spectacle “Choralissime”. Disponibilité, qualités vocales, présence sur scène sont alors supposées faire la différence. Mais nombre de choristes sont heurtés par le principe même de la sélection et/ou par le choix des heureux élus. L’ambiance habituellement conviviale est gangrenée par l’animosité, les uns se sentant victimes d’injustice, les autres objets d’un ressentiment immérité. Beaucoup sont mal à l’aise avec ce principe de porte à deux battants, le premier ouvert à tous vents, le deuxième susceptible de vous retomber à tout moment sur la figure.

par le chef de choeur : «Il faut bouger pour créer un bordel intelligible.»
«Ce qui me touche, c’est le fait que ce soit un groupe formé sans casting, ni de voix ni physique. Dans le milieu du spectacle, on a affaire à des gens qui sont plus ou moins calibrés et là on a un peu l’impression qu’on peut croiser son ancien prof de français ou sa boulangère, remarque Ariane Goignard, programmatrice chanson au théâtre Le Local, à Paris, qui a mis en scène plusieurs spectacles des Voisins. Certains brillent,

image non disponible

Un membre des Voisins n’est pas qu’une voix indifférenciée fondue dans le grand tout du choeur. Nul oukase n’interdit de se distinguer, bien au contraire. Plusieurs chansons ont été écrites à l’intention d’une ou deux choristes qui les ont interprétées en solo ou en duo. Ceux que leur plume chatouille peuvent proposer des textes à mettre en musique. Et à une époque, quelques Voisins que tentait une carrière professionnelle ont même pu jouer aux auteurs-compositeurs-interprètes devant un vrai public. «On avait la possibilité de présenter des chansons. Dès qu’on s’investissait un minimum, on avait carte blanche, raconte Élie Abécéra. J’ai fait partie de ceux qui ont proposé des titres, je les ai chantés accompagné de Stéphanie Blanc. Jean-Marie faisait preuve d’une vraie générosité, tout était possible, le meilleur comme le pire d’ailleurs. On avait l’habitude d’aller dîner après les spectacles à la Gaîté. Un jour dans une crêperie, des Bretons chantaient et dansaient. Jean-Marie leur dit : “Si vous avez envie de venir dimanche prochain, on vous prête la scène un moment.” Le jour venu, ils commencent à chanter, mais le truc n’en finit pas, ça dure des heures et c’est très chiant, car il n’y a pas de progression, c’est toujours le même air avec des paroles un peu imbitables. On était hilares. Ça fait partie des imprévus qui font l’attrait de cette chorale.»

pétillent, pulsent, d’autres sont plus timides ou introvertis et c’est cette coexistence-là qui m’émeut. Chacun peut trouver sa place.» Si l’ennui naquit un jour de l’uniformité, impossible de s’ennuyer à un concert des Voisins. D’autant qu’on ne peut pas leur reprocher de se prendre au sérieux. Les tenues de scènes à elles seules en témoignent : s’il est un parti auquel ils adhéreraient comme un seul homme, c’est le parti d’en rire. Une chanson de son fondateur, Pierre Dac, figure d’ailleurs au répertoire. «Enjoué, entraînant, ludique, fantaisiste, délirant, anticonformiste, bon enfant, sans prétention, énergique, décalé.» Cette petite moisson d’adjectifs récoltés à la sortie des spectacles confirme qu’ils sont le meilleur antidote à la morosité. «Le spectacle est drôle, mais parfois aussi touchant dans les chansons plus graves qui peuvent être superbes, tempère Ariane Goignard. Il y a de l’humour, mais c’est aussi sensible et d’une très grande générosité. C’est un spectacle de qualité, un vrai spectacle. Dans les spectacles amateurs, on trouve des perles, c’en est une.» Amateur, mais pas dilettante, on vous dit. Enthousiaste, généreux, certainement pas parfait, et c’est tant mieux. «Les erreurs, les hésitations, les maladresses, il y en a. Il ne faut pas vouloir les gommer à tout prix. C’est ce qui est touchant dans le spectacle vivant, cette fragilité, le fait que tout le monde soit sur un fil et qu’à tout moment ça puisse déraper.» Un peu comme dans la vie en somme. Car, comme le dit si bien Marie-Florence Gros : «La chanson, ce n’est pas un art, c’est la vie qui fait du son!»